UN SÉJOUR D’UNE SEMAINE
La fin de journée apposait ses nuances pastel sur les couleurs chaudes de juin, les ombres de quelques passants jouaient parfois avec les nôtres et je me disais que nous étions bien là, ensemble et nous taisant sur la terrasse rencognée juste au-dessus du petit port, à partager ce silence dans lequel seuls l’amour et l’amitié ne ressentent aucune gêne.
Une altercation subite à la table voisine nous en expulsa, de ce calme béni de tous les dieux qui aiment assez les humains pour leur transmettre un peu de leur plénitude. Les voix enflèrent, des cris surgirent, fusèrent des injures, trois hommes se levèrent comme un seul. Ils gesticulaient, vociféraient, s’adressaient des menaces extrêmes, eux qui, quelques minutes plus tôt, nous semblaient partager une joie complice faite pour durer. Le serveur, grand gars musculeux, visage sec et bosselé, regard laissant deviner qu’il en avait vu d’autres, intervint de la voix et du geste, leur intimant d’aller vider leur querelle ailleurs. Ils partirent. Quand il s’approcha pour la suite de nos consommations, il nous apprit que l’incident provenait d’un quiproquo stupide sur la façon dont un des voisins faisait tomber la cendre de sa cigarette. Sans en dire davantage, il eut un léger haussement d’épaules et, hochant la tête en souriant d’un air entendu, se dirigea vers d’autres tables.
Nous étions revenus à notre béatitude première. Des goélands espacés piaulaient dans le soir progressif et la brise agrémentée d’iode voletait. Les rares autres clients quittaient peu à peu la terrasse. Je crois qu’aucun de nous trois ne souhaitait le faire, tout étant de nouveau si bien, d’autant mieux apprécié que la fin de nos courtes vacances approchait. Claude faisait pivoter sa tasse de café sur la soucoupe blanche, une de ses innocentes manies, par petites poussées imprimées à l’anse. Je devinai à son profil incliné vers la table qu’il était en train de songer, et qu’après quelques rotations de la tasse il aurait à dire. Je ne me trompais pas.
— Nos deux couples étaient amis, commença-t-il tout bas de sa voix rêveuse. Nous nous connaissions tous quatre depuis le collège mais les liens s’étaient vraiment noués plus tard au travers d’éléments en partie circonstanciels relayés par nos affinités. Sans être encore des intimes, nous aimions nous retrouver. Une année ne se passait pas sans quelques repas pris ensemble à l’initiative de l’un ou l’autre, pendant la pause d’un week-end ou, à l’inspiration, un soir de semaine.
Il avala une légère gorgée. Sentant que la suite occuperait un bon moment, je me calai confortablement sur ma chaise. Dorothée, aussi preneuse que moi des tranches de vie que Claude nous découpait à ses heures, avait déjà pris sa pose accoutumée, les bras croisés, toute tendue par l’écoute, son regard surattentif trompeusement perdu dans le vague.
— Un hiver, à la fin d’un dîner partagé, comme nous parlions de vacances, l’idée nous est venue de partir ensemble quelque part à l’étranger pendant celles de printemps. Une concertation détendue nous a fait prévoir le séjour dans un petit port cantabrique, sur la côte Nord de l’Espagne, que je connaissais. Une région dont la beauté littorale longe celle des Pics d’Europe, et qui offre une variété de sites de mer ou de montagne accessibles en peu de temps de voiture. Pratiquant la langue, j’ai proposé de faire les démarches. Elles ont vite abouti à la réservation d’un des appartements tout confort loués par un hôtel rénové de la vieille ville. Les dates retenues nous faisaient séjourner juste avant le week-end de la Semaine Sainte : de l’animation, mais donc tranquille, nous attendait. Nous avons fait le voyage dans la voiture de l’autre couple, supérieure à la nôtre en capacité et en puissance. Le confort de l’appart, les paysages somptueux de la côte et de l’intérieur, la gentillesse accueillante du personnel de l’hôtel et des commerçants du port, quelques contacts bientôt noués avec des gens de passage ou du pays, tout cela réuni, ajouté à notre entente, nous assurait un séjour optimal.
Claude releva la tête et, se tournant vers nous :
— Mais pourquoi vous raconter un truc aussi fluide ?, questionna-t-il. Pour raconter quelque chose, il faut bien une dissonance, un dérapage, un inattendu, un moment fort qui fasse relief, qui casse la courbe, quoi, non ?
— Du non symphonique, tu veux dire peut-être, ponctua Dorothée, pensive.
— Voilà... Et du non symphonique, il y en a eu, et qui m’a d’une certaine façon réveillé. Vers les deux tiers du séjour, un soir, après une balade en voiture prolongée par des kilomètres à pied le long des falaises sous un soleil déjà presque chaud, on s’est rentré assez tôt. On ne s’ennuyait pas à quatre. Les deux femmes ont décidé de cuisiner du poisson du coin agrémenté de légumes, les maris se sont mis à l’épluche, quelques petits verres nous aidaient à garder le rythme, tout était bien, l’amour, l’amitié, un peu de tranquille ivresse. Et voilà que Vlammmmm !, un coup très fort, violent, suivi d’un autre ; d’autres encore ont fait trembler la cloison qui nous séparait d’un appart voisin. Et ça gueulait, là-dessus. Des voix croisées, superposées, un homme et une femme qui vociféraient en espagnol. Ça s’est calmé une minute ou deux pour reprendre de plus belle. La femme n’était pas loin de l’ut. Lui, il hurlait aussi. On s’est dit qu’il y avait peut-être du danger, on a frappé chez eux. Il a fini par ouvrir, agressif, croyant qu’on venait s’en prendre à eux. Je l’ai rassuré. Ça allait mieux. Plus calmes, ils ont tenu à nous faire entrer. Il suait, elle pleurait. Elle pleurait mais gardait l’initiative des reproches. Il répondait sourdement, accablé. Pas très confortable pour moi, je devais faire le traducteur pour ma femme et nos amis. Je suis allé chercher la bouteille de bon vin, notre deuxième, à peine entamée, et j’ai fait la tournée. Les yeux brûlaient encore de colère, mais les voix s’apaisaient. Que s’était-il passé ?
Eh bien voilà, poursuivit Claude tout en imprimant à sa tasse un petit mouvement giratoire, son œil incisif fixé sur nous. La femme réchauffait un plat à la poêle en remuant l’engin sur la plaque d’induction, qui était neuve, pour éviter que ça accroche, et quand elle a eu fini, juste au moment de servir, lui s’est aperçu de rayures sur la plaque et lui a reproché de ne pas avoir remué avec une cuiller en bois sans bouger la poêle. Il se demandait si l’hôtel n’allait pas exiger réparation. Vous voyez, un reproche pas si terrible, mais c’était le comburant... qui a fait prendre feu au carburant que sa femme devait emmagasiner depuis un siècle, car il y en avait beaucoup. D’où l’embrasement, l’impossibilité du dialogue, les coups de poing et de tête du mari qui pétait son câble contre le mur, vous imaginez un peu. Je les ai fait parler, longtemps, j’avais l’impression que l’abcès se vidait mais qu’il s’infecterait de nouveau. Nous ne les avons pas revus car ils repartaient le lendemain.
Quand on s’est retrouvés tous quatre, tard dans la nuit puis au matin, on y allait, évidemment, de nos commentaires. Ça tournait autour de ça, de l’accumulation de riens qui finit par produire des bombes. Parce qu’on ne sait pas dire à temps, ou pas écouter, pas comprendre, pas pardonner, pas renouveler la relation, parce que ça s’envenime et qu’après l’énervement la haine s’installe et va faire tout péter. Au fur et à mesure de notre conversation à quatre, j’ai remarqué les regards de l’amie de l’autre couple sur son mari. Ils devenaient plus brillants et plus durs, surtout lorsqu’il prenait la parole pour commenter à son tour avec le calme que nous lui connaissions. Est venu le moment où les yeux de sa femme m’ont fait penser à des poignards, et c’est là qu’elle a explosé :
— Oui, tu causes de ça tranquille ! Mais te rends-tu compte de tout ce que tu gâches à force de ne rien entendre de ce que je te fais sentir tous les jours ? Sur le fait que j’existe, que les petites merdes qui t’obsèdent ne sont rien à côté de tout ce qui nous manque à cause de ton impassibilité égoïste ? Tu vois ce que je veux dire ? Oui, cet égoïsme que tu dissimules si bien aux amis, hein ? C’est du tabou ce que je raconte là, n’est-ce pas ? Eh bien j’m’en fous, fallait qu’un jour ça sorte, voilà, ça sort, là, tu l’entends, ta vérité de malade, de malade, oui, tu l’entends ??!
Son mari visiblement ne s’attendait pas à cette sortie. Interloqué, il cherchait ses paroles. En douceur, avons mis le holà. Quelques petits verres et le calme revenait, mais on sentait que l’amie en avait encore dans le chargeur et que, si lui s’était tu, il il ne faisait que penser d’avance à l’heure des explications. On avait subitement l’impression d’être devenus des étrangers devant eux deux coincés ensemble dans leur problème. Nous ne sommes pas arrivés, ma femme et moi, à les aider à refaire la soudure.
On a terminé le séjour sans incident malgré le malaise en filigrane, puis on est retournés à nos vies respectives. Quelques mois après ils se sont séparés, se sont éloignés de nous, ont fini par divorcer. Plus aucune nouvelle d’eux.
Claude nous a regardé quelques secondes d’un air absorbé. Puis il a commandé un autre café, nous a offert une consommation. Sa manie de la tasse tournante le laissait. Le pourquoi de sa vie solitaire m’a effleuré. La nuit tombait sur la terrasse. La mer clapotait à peine entre les barques. Nous sommes restés silencieux. Peut-être savourions-nous de nouveau le charme du moment.
Un peu après, nous avons eu envie de retourner à l’hôtel. Le serveur nous a salués d’un hochement de tête souriant et a haussé les épaules – ça devait être un tic – d’un air entendu. Nous allions tranquilles dans la rue, Dorothée au centre, ses bras passés sous les nôtres.
CLÉMENT G. SECOND
Il se présente :
Clément G. Second
Écrit depuis 1959 : poèmes (sortes de haïkus qu’il préfère nommer Brefs, sonnets, formes libres), nouvelles, notes sur la pratique de l’écrit principalement.
Plusieurs recueils en cours ou achevés, dont Porteur Silence (publié en août 2017 aux Éditions Unicité de François Mocaër) et Encres de songerie, à paraître vers le printemps chez le même éditeur.
Longtemps en retrait des échanges littéraires, a commencé en 2013 à collaborer à diverses revues pour l’ouverture et le partage : publications dans Le Capital des Mots, La Cause Littéraire, Décharge, 17 secondes, Nouvelles d’Harfang, Lichen, N47, Pantoun Sayan, Paysages écrits, Terre à Ciel, Verso ; en mai 2018 dans Incertain Regard.
Réalisations avec Agnès Delrieu, photographe (revues, blog L’Œil & L’Encre http://agnesdelrieu.wix.com/loeiletlencre)
Proche de toute écriture qui « donne à lire et à deviner » (Sagesse chinoise), où « Une seule chose compte, celle qui ne peut être expliquée » (Georges Braque), et qui relève du constat d’Albert Camus : « L’expression commence où la pensée finit ».
a1944@hotmail.fr
→ En cours de création, son blog Carnets de Flottaison sera ouvert dans quelques semaines.