Le Capital des Mots.

Le Capital des Mots.

Revue littéraire animée par Eric Dubois. Dépôt légal BNF. ISSN 2268-3321. © Le Capital des Mots. 2007-2020. Illustration : Gilles Bizien. Tous droits réservés.


LE CAPITAL DES MOTS - JACQUES LALLIÉ

Publié par Le Capital des Mots sur 28 Mars 2018, 11:52am

Catégories : #nouvelles, #poésie, #texte

Le Rêve de Chien Jaune

 

 

Étranger.

 

Debout Assis Couché. Debout. Chien. Boue. Chien mord, toi l’étranger. Chasse la bise les grives. Cherche. La piste là c’est là l’ornière. Creuse. Cours. Fouette. Véloce ta fuite. La forêt précipitée, lourde. Les arbres qui sifflent. Tu halètes vigoureusement. Ta langue pend. Tes coussinets chargés d’épines. Tu es un chien. Tu ploies sous le poids des feuilles. Les cors te hantent. Ton aboiement tranche l’espace. Des torrents brament. Ton maître te tance. Une belle faconde. La laisse s’étire puis craque. Ta foulée une galopade. Tu sens l’humeur d’un sanglier. Excitation les oreilles pointées la queue en alerte tous sens azimut. Babines retroussées tu dégaines tes crocs avec éclat. Gronde chien tu le tiens. La piste pisteur tu foules l’humus les odeurs remontent. Tu rues sous la nuit, des prouesses sanguines.

 

Étranger. Rouge.

 

La fenêtre. Tu dépasses la fenêtre. Tu cours après la fenêtre. La fenêtre est écarlate. Tu sens bon. Tes poils sont lisses. Ton pelage l’or des blés. Tu humes l’air comme si il y avait par ici des effluves de miel. Ta queue raidie pointe vers un ciel de diamant. Tu y regardes passer les biches les élans. Ta gueule est énorme, tes crocs verts comme le limon. Et cependant tu n’oublies pas de prier. Tu sens le poil chaud. Ta tête est oblongue. Les idées de la nuit parcourent ton paysage intérieur. Tu es un chien et tout va bien. Ton maître siège en Olympe de façon tout à fait irrévérencieuse. Tu lui réponds par une boutade qui a un goût d’ortie. Tu es las. Tu aimerais te coucher près de la lune. Car elle est pleine et tu aimes ce qui est rond. Le sein d’une femme, une pelote de mohair, la planète en velours. C’est bon d’être là. Les gens applaudissent et alors tu tournes la tête vers le spectacle du soleil qui remplace la lune. Le soleil te plait aussi. Car il est silencieux et tu aimes les cils lents de l’aube quand elle cligne des yeux. Les alouettes aussi tu les aimes. Pas pour les manger non. Pas pour leur faire peur non. Pas pour les décoiffer non plus. Peut-être parce qu’elles volent et toi non. Tu as un nom mais tu l’as oublié sur le chemin qui mène au lit de la rivière. Ça ressemble à Lazare pas tout à fait quand même. Quand tu es couché, il te plaît d’écouter la musique sortie toute chaude du gramophone. La télévision te fait horreur. Les livres sont plus intéressants car ils développent l’imaginaire. Mais tu ne sais pas lire. C’est ton maître qui te raconte des histoires le soir au bord de ta couche près du Nil. Les voyages t’enhardissent et les rencontres aussi. Douce villégiature. Des coqs te tapent sur les nerfs tu leur lances un aboiement vif et ils se taisent. Tes griffes sortent de temps en temps pour prendre l’air. L’air est froid c’est bientôt l’hiver et tu as oublié d’où venait le faon des neiges. Tu sais qu’il trône avec les cerfs grisés. C’est une bonne chair pour toi avec des airelles autour des fèves. La sieste une grasse sieste au coin de l’âtre où luisent les pièces d’or. La richesse ne t’intéresse pas. Du moins pas celle à laquelle les hommes sont le plus attaché. Tu étais déjà riche avant d’être né. La richesse ce sont les mille feuilles d’if qui poussent au jardin. Là où les tuiles orange servent de pavés. Tu te baignes dans l’eau coulant de Cologne. Dans le cuir c’est la fleur que tu préfères. Tu es un écornifleur.

 

Étrange étranger.

 

Les trains explosent. Tu suis les rails. Tu plonges sur les voies de l’étrange. Une limace soudain. Tu griffes sa chair flasque. Et la dédaignes. Tu guettes un vrai repas. Il n’y a pas grand chose à se mettre sous la dent. Le flash d’une viande saignante. Tu grognes de satisfaction. Ta truffe gémit. Tu as flairé un mulot. Tu joues des pattes avec ta proie puis tu la croques. Le goût est fade mais cela te rassasie, pour l’instant. Le vent s’engouffre sous tes pattes duveteuses. Tu planes presque. Pourquoi ne possèderais-tu pas un tapis volant ? Pour sortir de ta léthargie, tu hurles des sonnets de Couperin. C’est bientôt l’épiphanie. Tu vises des couronnes d’étoiles dans le reflet du lac. Fête foraine des astres. Des toboggans gainés de plomb s’élèvent sur ta route comme des cibles. Tu ne sais pas si il te reste assez de balles vengeresses dans ton pistolet. C’est Lucky qui te l’a donné. Tu l’aimes cet épouvantail. Tu retrousses tes babines. Une vipère livide te guette. Tu te masques derrière la glace. Elle est vive, tenace. Tu sanglotes tu gémis pourtant l’heure n’a pas sonné. Peut-être est-ce l’hiver ? Tes larmes des perles au goût de sel. La folie des derviches tourne dans tes yeux. Aigu ton regard. Effilées tes pattes. Tintent les ritournelles. Tu prends des notes sur ta petite vie. Sur calepin portatif. Tu marmonnes ton nom devant le dieu. Tu es un chien et tu aimes ça. À l’horizon l’océan. La marée plie les mats. La vierge est découverte par les flots. Une jeune dame aux cheveux courts bouclés et dorés, presque un angelot. Vêtue d’une peau de daim. Une damoiselle à la peau de daim. Elle écarte le voile de sa vertu. Chatte ébouriffée. Femme fée.

 

Étrangère. Ta langue.

 

Rude et cinglant. Tu rues sur la terre infatuée. C’est une inflexion fine qui te guide. La langue de tes délices n’est pas encore tarie. Tu préviens les petits enfants devant le désir ardant. Apostasie de ta religion vieillotte. Pour faire exister un mot tu le couples avec un autre, orignal. Incorruptible tu foules la terre ressource. Reconquista. Tu rafles des quêtes assourdissantes. Tu forces l’ennui à tomber.

 

Ta musique d’animal. Étrangère.

 

Le tambour commence. Tu vois le cerf. Tu courses le cerf. Christique aux bois d’argent. Musique d’une cavalcade. Tu entres avec l’animal boisé dans le chêne. Plongée dans la terre, suivant les racines anthracites. Bientôt devant toi, un plateau, une forêt clairsemée de lumière.

 

Ta foulée se jumelle à celle du cerf. Les percussions colorent vos pas. Tu es peut-être le cerf. Soudain il disparaît. A sa place émouvante une femme-faucon. Un sachem apparaît aussi, coiffé d’une centaine de plumes blanches glorieuses. Il est rude, relié, plié. Il prie les yeux ouverts. Dans ses yeux, tu plonges. Il y a eu un carnage. Du sang et de la chair. Un corps devant toi dépecé. Est-ce le corps d’une bête ou d’un homme ? Tu ne peux le dire. Un affrontement, un combat, une chasse, un rite sacrificiel ? Des chairs ouvertes, le cœur battant a été retiré du corps.

 

Hurle un loup blanc. Tu frémis. La meute suit son chef. Tu es le loup, ton frère. Vous courrez dans la neige, la montagne, la forêt. Sur les hauteurs, dominant la vallée, la meute s’arrête. Le souffle de ton haleine devient vapeur dans le froid. Attention des loups.

 

Le faucon réapparaît. L’animal totem de la femme fine. Elle t’entoure, se faufile autour de ton corps, te caresse, se frotte à toi. Un mot sonne : « joue », joue contre joue, jouer. Le rythme du tambour s’est accéléré. Corps avec corps avec la femme-faucon, ton désir te lève, ton loup est touché. Tu étais chien, tu deviens loup. Ta carcasse frissonne de haut en bas. Tu ressens une démangeaison dans le bras gauche, à la plissure. Deux hommes marchent comme des montagnes. Ces Goliath t’accompagnant, éclaireurs. Socles et roches. Tendu vers le ciel, tu t’ancres à la terre.

 

Une petite fille rondelette toute habillée de rouge. Elle assiste à un enterrement à tes côtés. C’est toi qu’on enterre, une ancienne vie de toi. A la fois acteur et spectateur tu deviens. Des géants, monstres sombres et fantomatiques silhouettes entourent le cercueil. Aussi des oncles, des tantes, des cousins, des cousines, tous du côté maternel, tout le monde endeuillé de noir, te serrent la main. Ils t’offrent leurs condoléances. La petite fille s’agrippe à toi avec ses yeux savants. Une femme au corps plat et sec sort de la foule taciturne et te serre dans ses bras. Judith. Pourquoi est-elle là ? Plongé dans tes réflexions, tu vas t’asseoir sur la margelle d’un puits avant que ne reprenne le voyage.

 

Tu t’envoles avec la femme-faucon. C’est un bain d’air. L’horizon et encore l’horizon.

 

Tu affleures l’eau. Une rivière. Tu reprends pied dans l’eau. Surgie d’une cascade, apparaît devant toi une vahiné à la peau mate et aux yeux liquides. Un hibiscus orange décore ses cheveux de jais. Tu as confiance. Elle te guide avec le sourire du fleuve de son pays. Bientôt l’océan où sa majesté la baleine plonge, comme un jeu de bain.

 

En te quittant, la vahiné te remet une clé d’or. Lorsque tu la prends en main, elle se dissout dans ton corps, d’ors et déjà d’or. Tout coule à l’intérieur de toi, tu n’es plus qu’or. Tu irradies d’or. Puis l’or se mue en paillettes brillantes. Des diamants à facettes. L’un d’eux se détache dans le ciel et vient se nicher au bord du décolleté d’une femme étoile, regard ambré, chair à la Degas, sourire de la Joconde, un sourire qui remonte de la bouche aux yeux, un pur sourire. Nùria. La beauté du royaume. Sa gorge illuminée du diamant s’offre à toi. Tout son être est pour toi, toi seul. Comme le diamant qui cligne là, pour toi et toi seul, accordé d’une fine cordelette. Un feu, un élan. Agni. Amour. Désir et sentiment invinciblement liés. Ton corps, son corps, votre corps ne fait plus qu’un. Fruit de votre union pailletée, un enfant naquit. Et naît chaque jour. Cette image, par son intensité, te submerge. Tu es proche de la suffocation. Mais tu reviens à toi, à la surface.

 

Le cerf est là. Il t’attend. Vous remontez vers la terre. Les bois du cervidé se démultiplient en autant de racines. Tu les longes jusqu’à ressortir par la fente de l’arbre. C’est la fin du voyage. Hormis une douleur au côté droit, tu te sens bien, divinement bien et grand.

 

 

 

JACQUES LALLIÉ

 

Il se présente :

 

Né à l’Isle Adam en 1971, Jacques Lallié se consacre tout d’abord à des études supérieures de commerce. Il commence sa carrière dans l’imprimerie en tant que commercial. Parallèlement, il suit une formation théâtrale auprès de Jean-Félix Cuny. A 30 ans, il devient comédien professionnel et monte sa propre compagnie de théâtre. Il y crée et joue une adaptation théâtrale de la correspondance entre Henry Miller et Anaïs Nin. Puis il est mis en scène par Isabelle Desage sur le grand poème de Fernando Pessoa, « Passage des Heures ». Ses pas le mènent également vers le théâtre médiéval. Après un détour dans la production audiovisuelle, il travaille à partir de 2011 comme professeur de théâtre et animateur dans le milieu social avec le théâtre-outil. Dans la quête d’une alliance entre danse et poésie, il organise plusieurs stages interrogeant corps et voix. En 2017, il écrit son premier recueil de poésie « Sombriété ».

 

« Sombriété » est un ouvrage rassemblant des poèmes écrits entre 2016 et 2017. Il contient plusieurs types de poèmes en prose. Dans les formes brèves, le but est de faire jaillir de multiples images qui se lient sur 2 à 4 vers. Les formes plus longues racontent une histoire inspirée directement de mon vécu, du regard porté sur l’expérience de la vie. Livrant des parts d’intimité, j’ai cherché cependant à garder une distance permettant au lecteur de faire vivre à sa façon le poème en lui. Ma quête d’écriture est principalement lyrique. Cela aurait pu être écrit en été dans un état d’ébriété sombre et enjoué.

 

 

 

 

Jacques Lallié - DR

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