RÉSISTANCE
Quand je fume tard dans la nuit
je reviens vers vous à l'époque
où nous avons appris à démêler le vrai du faux
question ou sentiment de fraternité
liée à la lutte à l'écoute du silence
propre à chacun(e)
parole singulière passant de l'un en l'autre
rétive à l'oubli
utopie pure et simple
ou est-ce encore la nostalgie
l'anesthésie sur les épaules de la vieille veille.
Il me faut du feu sur les mains
la rumeur de la marée
du sable dans les poches
de l'air dans la tête
un brin d'herbe entre les dents
et tout autour cette terre lumineuse
farcie avec nos morts sans autre forme de procès.
Et la fidèle ornière de ces chemins qui finissaient chez toi
et que tu viennes encore même en traîneau
jusqu'ici à travers ta vie.
Ou nous retrouver là-bas
dans cette ville alors insurgée qui nous a réunis
ces villages le soir en marge de l'Histoire
les gares désertes désaffectées
où nous avons erré
sans plus jamais nous rencontrer.
Maintenant il doit faire jour
une fois n'est pas coutume
quitter ces hardes sans quitter cette paillasse
et les lancer le plus loin possible
comme de vieilles peaux après la mue
(sauf qu'au réveil je les remets).
Et de la bougie en phase terminale
tombent en silence les derniers pétales.
(janvier 2020)
***
UN DOIGT DANS LE DEUIL
Tomas Salvador Gonzalez, Javier Insausti, siempre.
Cuando muere un amigo/(a veces son dos seguidos)/viene a rondarte la muerte/y a lamerte/para que no llores/y apurar las entrañas.
Quand un ami meurt
(parfois il y en a deux de suite)
la mort vient rôder
te lécher
pour t'éviter de pleurer
épurer tes entrailles.
Le lendemain les sourcils te font mal
des yeux dépareillés t'ont poussé.
Comme il faut marcher encore et encore
avec ce même regard asymétrique
tu cherches
une canne ou des béquilles oubliées.
Tu erres dans les rues habituelles
tu as beau dire quelque chose cloche
c'est la conversation.
(poème écrit d’abord en castillan, 19 juin 2019).
***
PLEINE LUNE
A Nour, à Kiko, et à tous les autres, quand ils et elles auront toutes leurs dents et toutes leurs illusions. Et la parole.
Dans le champ d'à côté c'est la moisson.
Là sur l'eau le ballet des hirondelles.
C'est l'heure de la sieste
d'une insurrection planétaire
à réveiller les morts.
Les soeurs Marx et leurs fiancés communards
prennent le thé, Jenny fait le service,
Piotr et Mohandas jouent aux échecs,
Ernesto offre un cigare à Mikhail,
Louise et Rosa bras-dessus bras-dessous,
Emiliano hisse Angela sur un cheval blanc,
Otelo et Buenaventura en grande conversation,
Nelson et Pepe se font des passes du pied gauche,
Geronimo danse avec Simone,
tandis que Gaston chante à Serge et à Panait un air du pays
passe le gros Walter l'homme à la serviette noire
au bras de Georg et de Dora
et bien d'autres encore tout aussi singuliers.
Ils sont tous là tranquilles
leurs présences et notre silence ne font qu'un
le courant est fluide il coule dans nos veines
la terre respire d'un pôle à l'autre
personne ne travaille sauf le soleil la lune les nuages les mers la banquise.
L'argent est aboli.
On berce un enfant lors de la promenade
le vent doucement nous accompagne à la rivière
elle a guéri
enfin le rêve est accompli.
(Taurines le 15-08- 2019.)
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EN HOMMAGE A ROBERT FRANK
J'étais en train de traire une orange à jus
quand le téléphone a sonné
c'était Pipa
elle avait repris sa voix de pipeau adolescente
pour me dire quelque chose de dur à avaler :
Ha muerto Tomas.
J'ai essayé de ne pas faire fausse route
et mes yeux sont tombés
sur cette photo en noir et blanc
avec Mary Andrea et Pablo
le nez collé à la vitre de la voiture
entre deux autres en couleur de Lulu en Amérique
souriante et alitée accroupie à l'ombre.
Et je suis resté là à regarder sans rien voir.
Après je suis sorti
et quand il a fallu parler
chaque parole arrachée avait un goût de sang
et de mensonge.
(13-09-2019)
ROBERTO SAN GEROTEO
Il se présente :
Roberto San Geroteo (1951) a pris part à la lutte contre la dictature franquiste à Rennes, sa ville natale, où s'étaient exilés ses parents, puis à Valladolid où il a enseigné le francais à l'université ; par la suite il a enseigné le castillan dans les Ardennes, au Havre et à Paris.
A traduit de nombreux poètes francais, dont Bernard Noël, et de très nombreux hispanophones, dont Emilio Prados et Antonio Gamoneda, notamment dans la revue Noire et Blanche (Charleville puis Le Havre, 1994-1998).
A publié entre autres : La lengua de la quimera, ediciones portuguesas, 1989 ; La solitude du tournesol, Au fil du temps 1999 ; La palabra de un hombre, trad. Miguel Casado, Icaria Poesia, Barcelona 1999 ; Gens de la nuit et Nocturnes, Encres vives 2004 et 2011 ; La machine à se souvenir, À L'Index, coll. Empreintes 2011 ; Je t'emmènerai en enfance/Matin au corbeau, coll. de L'Umbo 2012 ; El fuego hace su trabajo, éd. bilingue, trad. Miguel Casado, colección Transatlántica, ediciones Amargord, Madrid 2017.
À paraître : Le Havre de Grâce fin du monde an 03-04 et Un caillou dans la bouche, À L'Index, coll. Plaquettes.
Article d’El País sur le recueil-somme, paru en Espagne (mais disponible sur sites divers ici). Amargord, 2017, 219 pages.
https://elpais.com/cultura/2017/12/05/babelia/1512499785_016356.html