Le Capital des Mots.

Le Capital des Mots.

Revue littéraire animée par Eric Dubois. Dépôt légal BNF. ISSN 2268-3321. © Le Capital des Mots. 2007-2020. Illustration : Gilles Bizien. Tous droits réservés.


LE CAPITAL DES MOTS - SOUMYA AMMAR KHODJA

Publié par LE CAPITAL DES MOTS sur 15 Juillet 2016, 10:15am

Catégories : #récits, #photos

 

Je pense à toi Rimbaud

 

Besançon, juillet 2016

 

 

 

 

Dans le train, le nom de Rimbaud

 

Dans le train Besançon-Paris qui n'a pas encore démarré. Am, ma fille, a fini par me convaincre de changer d'air ainsi que Chérif qui est encore en Algérie. Parmi les passagers, de jeunes militaires en tenue. L'un d'eux me voyant jauger le porte-bagage, la valise entre les mains, s'élance vers moi : « Je peux vous aider? » Et comment ! Ils ont entre vingt-huit et trente ans. L'un d'eux, son barda sur le dos, s'arrête et échange quelques mots avec celui qui m'a aidée. Il est particulièrement beau, les cheveux noirs coupés courts, élégamment, le visage lisse, halé par le soleil. Sa présence dégage une calme énergie. Quels sont ces méandres intérieurs qui me font penser à Chéri, le personnage de Colette ? Peut-être parce que je suppose que lui et ses camarades pourraient mourir à la guerre. Une guerre se déroulant ailleurs, loin de nous, qu'on ne voit pas, sauf les familles dont les fils reviennent en cercueil. Chéri n'est pas mort sur un champ de bataille, il s'est suicidé après-guerre. Et sans doute qu'au personnage de Colette, je juxtapose, en littéraire impénitente, Aurélien, le personnage d'Aragon, inspiré de Chéri, tout aussi funeste, parce qu'accolé à la guerre, au tourment du monde et des êtres.

Il semble que dans le train, il y ait deux promotions de militaires, deux classes d'âge. Des trentenaires et des moutards de dix-huit, vingt-ans. Un représentant de la deuxième catégorie est assis en face de moi. Pendant le trajet, il échange plaisanteries, bouts de cake et chocolat avec l'un de ses collègues, placé de l'autre côté du couloir. Celui-ci est assis à côté d'un camarade. Le voyage suit son cours. Je lis. Au bout d'un moment, je lève le nez, le nom de Rimbaud a claqué dans l'air! C'est la dame assise vis-à-vis des deux jeunes militaires qui l'a prononcé. Je crois comprendre que l'un des garçons est originaire des Ardennes. À son compagnon, il a dit : « Il n'y a rien dans ce coin ». Saisissant au vol ce rien, elle rétorque : « Il y a Rimbaud ». Et elle ajoute : « Son père était militaire » introduisant une touche de proximité qui lui permet d'engager la conversation.

Je reviens à mon livre, l'oreille tendue. La voyageuse a le visage étroit, une mine tourmentée qui se détend au fur et à mesure qu'elle évoque Rimbaud, avec ardeur, sur un débit rapide, comme si elle s'empressait de transmettre tout ce qu'elle sait du poète avant la fin du voyage. L'un des jeunes déclare : « C'était un homosexuel » sur un ton qui suggère que c'est l'unique information qu'il ait retenue, que Rimbaud s'y résume. Elle s'applique à le rassurer, suggère une homosexualité temporaire, due à la prime jeunesse, à Paris, à la mode et surtout au manipulateur Verlaine qui, lui, avait épouse et enfant. « Rimbaud a vécu en Afrique avec une femme », appuie-t-elle. Homophobe? Ou essaye-t-elle juste d'apprivoiser ces innocents, pour les mener au poète, en le dégageant de son encombrante homosexualité?

Mon écoute s'étant entrecoupée, j'ai manqué le moment où Frédéric Rimbaud est entré en scène. Comment ces jeunes, pas si loin de leurs années de lycée ou de collège, ont reçu ce genre de propos : « Le père de Rimbaud a fait la guerre en Algérie, il a étudié l'arabe » balancés par une inconnue lors d'un trajet en train les menant à leur caserne. En ont-ils eu des échos pendant leur scolarité? Et pendant que j'y suis, leur a-t-on relaté que, dans leur correspondance, ses anciens amis, évoquant l'absent voyageur qu'il était, l'appelaient « l'Hottentot », « le Cafre », « le Sénégalais », Rimbaud « au teint sombre d'un Kabyle ».

Fin du voyage. Adieu, jeunes gens que je ne ne reverrai plus, que je ne reconnaîtrais pas si, par hasard, je vous croisais. Ces foyers de guerres qui s'allument dans le monde, j'espère que vous n'en serez pas et que les vers de Rimbaud ne seront pas pour vous :

 

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,

Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu

Dort (...)

 

Les parfums ne font pas frissonner sa narine

Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine

Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

 

Je suis jeune : tendez-moi la main

 

 

Je reprends le recueil de poésie de Rimbaud que je possède depuis mes jeunes années de Constantine, que j'ai à portée de main, de regard, posé sur un rayon de ma bibliothèque. Qu'est-ce qui fait que je reviens et reviens aux poèmes « Chanson de la plus haute tour », « L'éternité » (C'est la mer allée/avec le soleil) ? J'ai relu la nouvelle « Un cœur sous une soutane », le sourire aux lèvres. Quel humour vachard!

J'y ai retrouvé ses lettres : celle qu'il a adressée à Théodore de Banville, de Charleville le 24 mai 1870. Extrait,premier paragraphe : «Cher Maître, Nous sommes aux mois d'amour ; j'ai dix-sept ans. L'âge des espérances et des chimères, comme on dit, - et voici que je me suis mis, enfant touché par le doigt de la Muse, - pardon si c'est banal, - à dire mes bonnes croyances, mes espérances, mes sensations, toutes ces choses des poètes, - moi j'appelle cela du printemps. ». Lettre qu'il termine ainsi : « Je ne suis pas connu ; qu'importe ? Les poètes sont frères. Ces vers croient ; ils aiment ; ils espèrent : c'est tout. Cher maître, à moi : Levez-moi un peu : je suis jeune : tendez-moi la main... ». Celle à Paul Demeny, le 15 mai 1871 : « … Ces poètes seront ! Quand sera brisé l'infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l'homme, - jusqu'ici abominable – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l'inconnu ! Ses mondes d'idées différeront-ils des nôtres ? Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons. En attendant, demandons aux poètes du nouveau, - idées et formes. » Et je m'étonne encore du questionnement aux accents féministes, de l'intuition de ce tout jeune homme dans un siècle qui n'était pas particulièrement réceptif vis à vis des femmes créatrices. Imprégnée de la lecture, l'appétit réveillé, je me suis dirigée vers l'internet pour cliquer, une fois de plus, sur le nom du père : Frédéric Rimbaud. Qui vraiment n'a pas manqué d'air ! Abandon méthodique de tous, épouse et enfants. Comment a-t-il pu vivre ? Énigme. Mais peut-être n'était-il pas le seul militaire à se conduire de cette manière même si l'attitude de ce dernier paraît extrême. Un de ces jours, j'aimerais savoir un peu plus sur la conception du mariage, de la paternité et de la famille, en cours dans l'armée de cette moitié du dix-neuvième siècle. Cette fois, je note bien les références de l'article de Mohamed Kacimi « Frédéric Rimbaud, chef de bureau arabe », revue Europe, juin-juillet 1991. Mes amis de Franche-Comté et de Bourgogne savent-t-il que le père de Rimbaud est né à Dole et mort à Dijon ?

 

 

Si stupide que soit son existence, l'homme

 

 

Marseille. La mer est grise et les bateaux ne font pas rêver. Les cris des goélands déchirent le ciel. Un homme jeune se meurt. Après avoir marché, voyagé, empruntant maints chemins de France, d'Europe et d'Afrique, après avoir traversé les mers, mû, dès son plus jeune âge, par le violent désir du partir, le propulsant sur les routes, son corps a décidé de sa dernière escale.

Il pleure et qu'importe que, en même temps qu'il meurt, sa légende se lève. À l'échelle de lui-même, il n'est plus «qu'un tronçon immobile » et ses rêves d'existence bourgeoise s'y fracassent. Rarement homme aura tant expié par son corps sa propension au mouvement. Les lettres qu'il écrit à sa mère et surtout à sa sœur, relatant la progression de son mal, son calvaire, sont la quintessence d'une question. Par la somme des douleurs qu'elle inflige, la vie vaut-elle la peine qu'on la vive ?

Il est loin le grand adolescent, irrévérencieux et provocateur, qui jouait à la brute épaisse à Paris, se faisant détester par presque tous. Les quelques mois qui lui restent, il s'accroche à sa famille et crie sa solitude – je n'ai plus que vous. Il se fait humble, raisonne naïvement, se plaint des médecins, les critique. Il veut vivre, coûte que coûte, car, affirme-t-il, « si stupide que soit son existence, l'homme s'y rattache toujours ».

Sa sœur l'accompagne et l'assiste. Sa mère, repartie douze jours après l'amputation de sa jambe, son frère, ne sont pas présents. Sa mère, vers laquelle il revenait à chaque retour d'escapade, de voyage, en besoin de havre et de repos, n'accompagne pas ses dernières heures. Au Maghreb, il est dit que les absents ont leurs raisons. Et leurs raisons sont leurs preuves.

A-t-il jamais été heureux ? Quelques premiers matins d'été, certains soirs de décembre... A t-il jamais connu des jours d'apaisement, de plénitude ?

Continuellement en besoin de respirer ailleurs, lesté de la sensation du manque et de l'étroitesse de l'univers : ainsi a été l'adolescent, le jeune homme de vingt-ans, le trentenaire. Un homme qui a fui (sa famille, ses études, son statut de poète à Paris, son service militaire) et qui a marché vers quelque lointaine étoile.

 

 

 

Avoir au moins un fils

 

En Afrique, miné par la solitude et l'ennui - « Je m'ennuie beaucoup, toujours, je n'ai jamais connu personne qui s'ennuyât autant que moi » - fatigué, ses aspirations s'agrègent, se cristallisent. Ô avoir un fils, l'instruire, l'éduquer, en vue du meilleur avenir. Un fils qui serait ce que lui n'est pas devenu : ingénieur.

Ce rêve de paternité et de transmission que l'aventurier formule dans une lettre à sa famille porte sans doute un regret que n'a pas patiné le temps et la distance, le regret d'avoir abandonné ses études. L'automne 1875, il a envisagé de passer son bac es sciences avec l'objectif de suivre Polytechnique. Vingt ans était l'âge requis, il avait vingt-et-un ans. Il ne put donc s'inscrire mais on a du mal à y croire, à l'imaginer supportant discipline et sédentarité, lui, impatient, qui ne tenait pas en place.

Fils sans père, de qui il n'a rien reçu, hormis la vie, il voudrait, au moins, obtenir de cette vie d'être le père d'un fils à qui il donnerait « l'instruction la plus complète possible » et le voir « devenir un « ingénieur renommé, un homme puissant et riche par la science »

Des lettres lui parviennent de l'autre monde - « chez-vous », écrit-il aux siens - , qui lui parlent de poésie, de ses poèmes publiés en revues, qui l'appellent... Peut-être hausse-t-il les épaules, peut-être a-t-il un pincement au cœur, traversé par le souvenir de sa prime jeunesse et de sa passion. Pour lui, l'affaire est définitivement close, ainsi en a-t-il décidé. Il range les lettres, soigneusement pliées.

 

 

 

J'irai sous la terre et toi tu resteras dans le soleil

 

Sur son lit d'agonie, entre les mains de sa destinée, il invoque un Dieu généreux, celui-là même à qui, ceux qui ne possèdent rien, tels les mendiants, les démunis d'Harar, s'en remettent : « Allah karim ». « Allah karim », prononce-t-il, « ce qui arrive arrive et c'est tout ». Il dit à sa sœur : « Je serai sous la terre et toi tu resteras dans le soleil »

Le nom de Djami s'échappe de ses lèvres. Djami Wadaï qui fut son domestique abyssin, son ami, à qui il laissera un héritage. Son ombre est à son chevet. Qui dira? Il a craint le froid de l'hiver, le froid des Ardennes, constamment à la recherche du soleil, ce soleil impitoyable qu'il a aussi détesté. Les terres yéménite et éthiopienne qui l'ont brûlé, où il a vécu mille difficultés et épreuves, la malchance aussi, il voudrait y retourner de toute la force de son désir. C'est vers leur direction qu'il prend son ultime navire fantôme.

 

 

 

Le 10 novembre

 

« D'ailleurs, il y a une chose qui m'est impossible, c'est la vie sédentaire », écrit-il « à sa chère maman », le 10 novembre 1890. A la même date, le 10 novembre, une année plus tard, 1891, son acte de décès est établi à l'hôpital de la Conception, à Marseille, boulevard Baille. Il meurt d'une « carcinose généralisée », probablement d'un ostéosarcome paraostéal, selon la terminologie médicale moderne, à l'âge de trente-sept ans, en même temps qu'une nommée Julie Terral, jeune femme de dix-huit ans, domestique de son état.

 

 

 

 

Lettre au vieux copain d'antan

 

Voici que Germain Nouveau, autre grand marcheur et marginal devant l'éternel, qui l'appelait Rimbald le marin, lui écrit l'année 1893. Il ne sait pas que son ancien ami n'est plus :

« Mon cher Rimbaud,

Ayant entendu dire à Paris que tu habitais Aden depuis pas mal de temps, je t'écris à Aden à tout hasard et pour plus de sûreté je me permets de recommander ma lettre au consul de France à Aden. Je serais très heureux d'avoir de tes nouvelles directement, très heureux (…) Il m'est venu une idée que je crois bonne. Je vais avoir en ma possession bientôt une certaine somme, et voudrais ouvrir une modeste boutique de peintre décorateur. Il y a peu à faire à Alger, ville tuante ; j'ai pensé à l’Égypte, que j'ai déjà habitée plusieurs mois il y a sept ans ; puis enfin à Aden, comme étant une ville plus neuve, et où il y aurait plus de ressources, à mon point de vue, s'entend. Je te serais reconnaissant de me dire ce que vaut cette idée et de bourrer ta bonne lettre d'une flopée de renseignements. N'ai pas vu Verlompe [Verlaine] depuis bientôt deux ans, non plus que Delahuppe [Ernest Delahaye]. L'un est célèbre, et l'autre est au Ministère de l'Instruction publique comme rédacteur, ce que tu sais peut-être aussi bien que moi. J'attends pour couvrir mon épistole de bavardages plus longs, que tu m'aies fait réponse.

Ton vieux copain d'antan bien cordial... »

 

Le consulat d'Aden dut réexpédier la lettre de Germain Nouveau, adressée à Arthur Rimbaud, vers Roche, Canton d'Attigny, dans les Ardennes.

 

 

SOUMYA AMMAR KHODJA

 

 

 Soumya AMMAR KHODJA a enseigné la littérature au Département de Français de l'Université d'Alger jusqu'en 1994. Depuis cette date, elle vit à Besançon. Outre articles, entretiens (théâtre, poésie, peinture) et ouvrages collectifs de critique littéraire, a notamment publié de la poésie et des recueils de nouvelles : Rien ne me manque, Éditions du Serpent à Plumes, De si beaux ennemis (2014), Éditions Parole, Elle était ma première terre, chez le même éditeur, « évoque la disparition de la mère, événement qui renvoie à des interrogations spécifiques et communes, la prime origine, le lien singulier entre une mère et une fille, la solitude, le déni de la douleur en milieu hospitalier, la force de l'amour, le manque de l'être à jamais absent... » Mène, par ailleurs, l'écriture d'un journal personnel. Animatrice d'Ateliers d'écriture et de lecture à voix haute, récitante de poésie, organisatrice de soirées-lecture thématiques.

Site : http://soumya.ammarkhodja55.free.fr/

Blog : Le blog de la tortue, le droit à la lenteur http://ammarkhodja.blogspot.fr/

 

Plus d'infos : https://fr.wikipedia.org/wiki/Soumya_Ammar_Khodja

 

 © Soumya Ammar Khodja - DR

© Soumya Ammar Khodja - DR

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article

Archives

Nous sommes sociaux !

Articles récents