Le Capital des Mots.

Le Capital des Mots.

Revue littéraire animée par Eric Dubois. Dépôt légal BNF. ISSN 2268-3321. © Le Capital des Mots. 2007-2020. Illustration : Gilles Bizien. Tous droits réservés.


LE CAPITAL DES MOTS - GIL JOUANARD

Publié par Le Capital des Mots sur 25 Février 2020, 09:22am

Catégories : #texte, #prose poétique, #essai

 

Venue d’on ne sait où, une musique élémentaire monte par instants, et par vagues désordonnées, du fond de notre vacuité, drainant des strates de confuse mémoire qu’on jurerait pourtant avoir oubliées, tant elles vont s’ancrer loin en deçà de notre si hasardeuse et si anonyme naissance. Elle nous rappelle que nous avons longtemps été, de façon lancinante mais inexprimée,  et même ignorée, ces animaux porteurs d’une irrépressible et irrationnelle pulsion rythmique, puis  mélodique, avant que ne vienne, progressivement, se perdre jusqu’au réflexe, ou jusqu’à l’intuitif besoin d’harmonie. Celui-ci avait eu toutefois le temps de nous donner le goût et de nous conférer l’aptitude d’assembler des sons et des formes. Puis, récemment, le virus de ce que nous appelons abusivement « la modernité » nous a, en peu de temps, fait perdre tout contact avec cette intuition et avec ce reflexe, pour nous abandonner aux capricieux fantasmes du concept et de l’abstraction. C’en était fini de l’usage gracieux et puissant de la musique, de la peinture et de l’architecture : nos élucubrations sonores et visuelles pourraient bien être les révélatrices d’une pulsion de mort inscrite dans notre patrimoine génétique.

C’est ce manque poignant, cette perte sèche et incompréhensible, qui obsède et motive notre frustration et qui aggrave encore les conséquences de la pénurie de sens et de l’assèchement des sens, dont la généralisation jusqu’au-boutiste semble inéluctable.

Aussi, mystérieusement devenus inaptes à l’exercice jubilatoire et inventif de ces arts voués à l’exaltation des sens, au subtil ordonnancement des sons, de la forme, des volumes et de la densité, nous dérivons désormais, privés de boussole et de lieu géométrique, perdus, exilés de nous-mêmes et du monde, méconnaissables, de toute part cernés par un brouhaha et un capharnaüm où Dieu ne reconnaîtrait plus sa divinité.

 

Dans l’entre chien et loup de cette matinée de pluie sur le causse, le premier jour de l’an 1999.

 

Ce vert, ces verts aux personnalités contrastées qui pourtant cohabitent harmonieusement, que cherchent-ils à exprimer, depuis le tendre pastel jusqu’au sombre le plus radical, chacun semblant appliqué à mettre en valeur les qualités de l’autre ? Et que cherche à nous dire ce brun qui les souligne de sa proximité, tirant par endroits sur le lie-de-vin ? Probablement rien, sinon : cela est, sans marge et tel qu’on peut le voir sans arrière-pensée. Simplement beau à vous couper le souffle.

Passer d’une plénitude aussi naturelle et instinctive à celle, savamment préméditée et construite, dont un instrument de musique se fait le révélateur, ne coûte toutefois aucun effort. Car la beauté s’associe à la beauté, chacune dans sa langue propre et en version originale. 

Si bien qu’on en vient à se dire que le monde ne dispose d’autre cause justifiant son existence que cette beauté-là, dont il est à la fois l’interprète, l’orchestrateur et la manifestation sensible.

Vit-on au demeurant jamais animal adopter une attitude corporelle qui le désavantagerait ? Sans stratagème ni coquetterie, il déploie ses gestes élégants et adopte spontanément, sans la moindre ostentation, on peut dire négligemment, les positions les mieux susceptibles de servir le machinal impératif de grâce, d’équilibre et de puissance. Seul l’être humain enfreint sans vergogne (et, croit-on, impunément) cette instinctive et universelle règle tacite.

C’est pourquoi ce qui s’offre à mon regard, ce vendredi 1er janvier 1999 à 14h35, propose un exemplaire exercice de style à mettre sur le compte du goût qu’à naturellement le monde pour la perfection. Ces deux chats dont la posture, empreinte d’une impressionnante noblesse, ne relève ni de la pose ni de la volonté de séduire,  ces quatre troncs d’ormeaux et de sureaux, diversement couverts, les uns de mousse, les autres de lichen, l’étendue en camaïeu du plateau qui, en arrière-plan, se répartit en à-plats de verts contrastés (le tendre des moissons en gésine, l’abrupt des buis et des sapins), et enfin ces labours frais qui prennent en écharpe le panorama, offrent de concert, sans apparente concertation ni ambition esthétique, une version savoureuse et transcendante de la sainteté matérialiste de ce monde concret, de sa beauté et de sa grandeur, qu’aucune volonté ou ambition, fût-elle divine, ne programma jamais.

On sent très bien que le mieux que l’on ait à faire, c’est de s’efforcer de s’y fondre, de s’y couler, et d’y disparaître, insignifiant au cœur de l’insignifiance et humble dans cette prodigieuse et grandiose humilité…

 

Depuis l’ancienne laiterie de Saint-Pierre, regard tourné vers les couleurs de l’est du plateau, en ce début d’après-midi du 1er janvier 1999, dernière année du trentième millénaire après l’avènement du sens artistique dans l’histoire de l’humanité.

 

Extraits de « Carnets du Causse  »

Inédit 

 

 GIL JOUANARD 

 

Il se présente : 

 

Né le 11 décembre 1937 à Avignon, il a vécu en plusieurs endroits, à la fois nomade et contemplatif, et a exercé divers métiers dans l’édition, puis dans l’action culturelle. Après avoir été invité par René Char à « déclarer son nom », il s’est plutôt inspiré de l’exemple d’auteurs aussi divers que Follain, Reverdy, Calet, Vialatte. Il a publié plus de quarante livres, notamment aux éditions Fata Morgana, Verdier, Seghers, Tertium, Isolato, Phébus. Chez ce dernier éditeur, il a publié notamment  Un nomade casanier et, récemment, Les Roses blanches (2016) et Celui qui dut courir après les mots (2018).   

Gil Jouanard - DR

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