Le Capital des Mots.

Le Capital des Mots.

Revue littéraire animée par Eric Dubois. Dépôt légal BNF. ISSN 2268-3321. © Le Capital des Mots. 2007-2020. Illustration : Gilles Bizien. Tous droits réservés.


LE CAPITAL DES MOTS n°8- Juin 2008- Jean-Jacques Nuel-

Publié par LE CAPITAL DES MOTS ( revue de poésie) sur 30 Avril 2008, 23:03pm

Catégories : #poèmes

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TOM

 

Tom ne dit mot.

Ses lèvres ne bougent pas. Son visage ne bouge pas. Son corps ne bouge pas.

Il a écrit quelques dernières lettres, la veille, sans indiquer son nom au dos de l'enveloppe. Des lettres sans retour et sans suite, qu'il n'a même pas signées, qu'il n'a pas pris la peine de dater. Des lettres cachetées et jetées dans la boîte postale au bas de son immeuble. Puis il a refermé l'encrier.

Tom n'écrit plus.

Il a brûlé tout ce qu'il avait écrit, tout ce qu'il avait reçu auparavant. Ses manuscrits inédits. Ses cahiers de brouillon. Ses rares livres publiés. Les lettres échangées, des correspondances complètes avec des hommes, avec des femmes. La baignoire est jonchée de cendres.

Le téléphone ne sonne plus, ou sinon c'est une erreur. Il sonne alors dans le vide ; Tom ne décroche pas.

Tom ne sort plus.

Un matin il n'est pas allé à son travail et n'y est pas retourné depuis.

Un soir il n'est pas allé rejoindre la femme dont il partageait des moments de vie. Il n'a pas revu ceux qui se disaient ses amis.

Tom ne lit plus. Il a lu tous les mots à l'endroit, tous les mots à l'envers ; il est revenu sur leur première lettre, puis à l'espace avant la lettre, à ce blanc qui la précède. Il a retourné sur leur tranche tous les ouvrages de sa bibliothèque pour en cacher les titres. Ouvrant un livre une dernière fois sur une page au hasard, il ne voit plus que le blanc du papier entre les lettres.

La plupart du temps il reste immobile, allongé sur le lit trop grand dont il n'a pas défait les draps, les yeux perdus dans la blancheur du plafond de plâtre, ou assis dans le grand fauteuil, en face de la baie vitrée. Ou il évolue lentement dans l'appartement, silencieux comme une ombre, glisse entre les murs. Il ne fume plus. Il ne boit plus ces longues bouteilles d'alcool. Il n'a plus envie de ces tasses de thé qui rythmaient ses journées passées. D'ailleurs il ne s'alimente presque plus et ses provisions s'épuisent. Son poids a régulièrement diminué : Tom est maintenant plus maigre qu'à l'adolescence.

Rien de ce qu'il aimait autrefois ne compte plus pour lui. Les centres d'intérêt n'existent plus, ils ont glissé vers la périphérie avant de disparaître. Il n'écoute plus de musique, ne regarde plus de films, ne regarde plus la télévision. Pour seule distraction, il se place de temps en temps derrière les vitres des fenêtres, celles de la cuisine et de la chambre, côté nord, ou celles du salon, côté sud, et il observe le spectacle lointain de la rue. De son appartement au quinzième étage il regarde le monde en contrebas. Tout est minuscule et bouge lentement. Il voit les passants, les voitures, sans bruit, sans agressivité, réduits à l'état d'images, de points et de taches mobiles. Et surtout le cycle de la lumière, qui traverse les vitres, l'alternance de la nuit et du jour, l'évolution de la couleur, du gris clair du matin au gris sombre du soir, du gris sombre du soir au gris clair du matin, ou au rose parfois, aux premières heures.

Tom ne s'ennuie jamais. S'ennuyer, ce serait encore être de ce monde, qui palpite faiblement de l'autre côté des fenêtres, dont la présence vient parfois se rappeler par un coup de klaxon ou un coup donné dans une cloison, attestant de la persistance vivace des voisins.

Tom ne dit mot. Il s'est défait de tout. Il se défait des mots. Ce n'est pas par défiance mais par lassitude, pour alléger sa fatigue. Tom voit la trame du temps. Dans le trouble de l'air, dans la semi-pénombre, il voit son armature, les mailles d'un tissu presque transparent. Les évènements étaient comme des oiseaux qui se posaient sur les branches et qui cachaient l'arbre, l'échelle de ses branches. Tout est clair, maintenant. Tom n'attend rien. Tom n'attend plus rien. Il a perdu le sentiment même de l'attente. Il a rejoint le courant profond, le filigrane léger, le fleuve clair dessous les jours ; il suit le courant, il descend le cours du temps, dont il pressent déjà, dans le bruissement presque perceptible du lointain, les rapides et les chutes.

 

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LES LIGNES

 

 

C’est facile d’écrire. C’est facile d’avancer sur les lignes et de les remplir. De les suivre de la gauche vers la droite et du haut vers le bas. Il suffit de commencer par l’une de ces formules introductives, « C’est » ou « Il y a », une de ces formules commodes, éprouvées, neutres, qui lancent la machine du texte et aussitôt, quelques mots s’agrègent, s’agglutinent, forment un premier pont sur lequel d’autres mots s’engagent et s’ordonnent pour construire la longue chaîne d’une phrase. En fin de course elle s’immobilise sur un point. Elle n’ira pas plus loin. Mais le sens déborde sur sa lancée, saute l’obstacle et suscite une nouvelle phrase pour poursuivre sa carrière et propager l’incendie, le fil de feu. Et dans ce mouvement les mots s’accumulent, et les espaces entre les mots, les signes de ponctuation. On passe d’une ligne à l’autre comme d’une heure à l’autre ou du jour à la nuit, par glissement, de proche en proche, sans l’avoir vraiment voulu. La page se remplit, on est déjà à sa moitié, on a passé la pliure médiane. Lorsqu’on atteindra le bas, la main remontera d’un coup vers le haut de l’autre page, comme sous le mouvement d’une vague, on se laissera porter sur la suivante.

Une nouvelle journée commence pour l’écrivain. Il s’installe à sa table de travail. Il est onze heures moins le quart. Cette heure qui s’ouvre, cette parenthèse de temps, l’écriture qui s’enclenche, et c’est facile encore, une ligne est remplie, la deuxième est en cours et le voici déjà parvenu sur la troisième ou peut-être la quatrième, cela dépend de la longueur de la ligne, de la taille des lettres, de l’épaisseur de l’encre. L’usine tourne à plein régime. Cette fabrique de mots, de phrases, d’alinéas, de pages, cette petite industrie de livres qui sortent bien, à chaque saison. Cela se fait lettre à lettre, virgule à virgule, point à point. Même les espaces entre les mots, les blancs en début et en fin d’alinéas, les lignes vierges entre les blocs, même ce vide pur occupe du terrain, fait corps dans l’œuvre, l’augmente.

C’est facile de remplir des lignes, de les descendre quand on n’a rien à écrire, rien de précis ni de concerté, quand on laisse le sens aller en liberté, divaguer, et qu’on le suit d’une plume souple, légèrement à distance. C’est l’histoire d’un écrivain qui n’écrit jamais d’histoires, ou brèves alors, incomplètes ou interrompues, des histoires qui ne sont que des fragments, du grain de texte, des prétextes pour avancer sur la page. Il écrit, sans dessein, sans but, comme on va devant soi. Ecrire est pour lui un verbe intransitif.

 

 

 

JEAN-JACQUES NUEL

 

 

Jean-Jacques Nuel est né le 14 juillet 1951 à l’Hôtel-Dieu de Lyon et demeure encore dans cette ville. Après avoir publié des recueils de poèmes, il se consacre à l’écriture de textes courts, de nouvelles et de récits.

 

Roman :

Le nom, éditions A contrario, 2005.

 

Nouvelles :

La gare, éditions Orage-Lagune-Express, 2000.

Portraits d’écrivains, éditions Editinter, 2002.

 

Guide :

La Revue, mode d’emploi, 2e édition revue et augmentée, L'Oie plate, 2006.

 

Poésie :

Du pays glacé salin, Cheyne éditeur, 1984.

Noria, éditions Pleine Plume, 1988. Prix André Seveyrat 1990.

Immenses, éditions Le Pré de l’Age, 1989. Réédition par Le Pré carré, 2002.

 

Biographie :

Joséphin Soulary, poète lyonnais, éditions lyonnaises d’art et d’histoire, 1997. Prix du Livre 1997 du Conseil général du Rhône.

 

 

*

 

Jean-Jacques Nuel a collaboré au magazine d’humour Fluide Glacial et à Ecrire & Editer. Publications dans de nombreuses revues littéraires (dont L’Infini, Supérieur Inconnu, Nouvelle Donne, Place aux Sens…). Il tient une chronique régulière sur les revues dans La Presse Littéraire.

 

Blog :

http://nuel.hautetfort.com

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