LE CHIEN PAUL
Paul observait ce chien qui depuis trois jours ne quittait pas le quartier et plus particulièrement la rue où il habitait. Le soir, notamment, lorsque Paul rentrait vers 18 heures, l’animal faisait quelques allers et retours devant sa maison puis s’asseyait sur le bord du trottoir, juste en face, et le contemplait en train de prendre le pastis dans son jardinet, en bordure de la rue.
Paul s’amusait à la vue de cet animal en posture de surveillance, un peu comme un policier (il n’avait rien d’un chien policier) ou un détective, mais qui, au lieu de se dissimuler pour mener sa planque, s’exposerait ouvertement au regard de l’objet de sa surveillance. Lorsque la nuit tombait, le chien disparaissait. Sans doute regagnait-il sa chambre d’hôtel, disait Paul, ou peut-être avait-il un rendez-vous galant.
Quelques jours plus tard, la chaleur orageuse de la fin d’été se fit nettement sentir. Même la soirée était lourde. Le chien était là. Paul s’assit lui aussi sur le bord de son trottoir, face à l’animal. Aucune voiture ne circulait dans cette impasse. C’est l’avantage des impasses. Paul s’amusait à penser que ce chien détective savait qu’il ne pourrait s’esquiver que par un seul côté, ce qui, n’est-ce pas, rendait la surveillance plus aisée. Paul regardait le chien. Le chien regardait Paul.
S’il n’y avait rien d’extraordinaire à ce qu’un homme regarde un chien, il était plus surprenant qu’un chien regarde un homme. C’est-à-dire : regarde un homme dans les yeux. Fixement. Sans le quitter. Plus que les félins, qui se sentent agressés si on les fixe, les chiens, certes, échangent le regard avec l’homme. Mais jamais cela ne dure très longtemps, jamais avec une telle continuité. Surtout lorsqu’il ne le connaît pas. L’espace entre les deux trottoirs n’était pas large. Paul allait au fond des pupilles du chien. Et réciproquement. Ni l’un ni l’autre ne bougeait.
En cette période de vacances beaucoup de maisons étaient fermées, le coin demeurait totalement silencieux, immobile. Le ciel avait baissé son plafond laiteux uniforme et coupé la circulation des vents. Il avait mis les horloges sur pause et maintenait la soirée en équilibre. Rien ne bruitait. Rien ne bougeait.
Paul s’interrogeait sur ce chien. Chien on ne peut plus banal, vague bâtard dédaigné des pedigrees, ni noir ni blanc, même pas gris, pas vraiment propre et pas vraiment sale, sans collier, apparemment mâle, tout de même. Le chien s’était statufié. Eût-il été blanc qu’on aurait pu le confondre avec ceux qui nichent sur les cheminées dans certains salons. Mais les chiens de porcelaine étaient beaucoup plus vivants. Celui-ci avait mis la vie entre parenthèses, lui avait donné son congé annuel. Mais pourquoi ? Quel intérêt pouvait-il trouver à observer Paul ?
Paul se retourna la question. Quel intérêt puis-je prendre à observer ce chien ? C’est peut-être ce qu’il se demande en ce moment ? Oui mais moi, je l’observe parce qu’il m’observe. Si j’étais le chien, je pourrais bien sûr m’étonner qu’un humain prenne intérêt à observer un chien qui l’observe. Car enfin une vie de chien se résume à peu de choses, à peu d’activités. En tout cas pour un chien de petite ville qui m’a tout l’air d’être au chômage et célibataire. Oui mais moi, il sait bien que je rentre du bureau. Et que je prends mon apéritif comme chaque soir à la même heure. Comme il fait très chaud aujourd’hui, je suis en chemisette et sans cravate, mais je ne pense pas qu’un tel bouleversement vestimentaire perturbe ce quatre pattes. Je ne suis donc pas plus intéressant que lui à observer.
Comment peut-on être un chien ? Comment peut-on être si proche de l’homme, puisqu’on en partage la vie, et ne pas avoir la possibilité de s’exprimer au-delà de quelques signaux aisément reconnaissables ? Ce chien a-t-il conscience qu’il n’est qu’un chien ? Mais pourquoi cette restriction, pourquoi seulement un chien ? Si jamais il a conscience de ce qu’il est, se sent-il limité par rapport à l’homme, souffre-t-il de sa condition de muet quadrupède mammifère, canis faliaris carnivore à tendance omnivore ? Cet animal, comme tous les autres, les grands singes mis à part sans doute, n’évolue pas, il ne construit pas son avenir en fonction de son passé, tout au plus peut-il éviter des accidents ou des réactions hostiles si sa mémoire lui rappelle les conséquences de situations identiques. Il n’a pas conscience de son avenir, de sa destinée.
Mais si ce chien était le premier à avoir acquis la conscience de soi, de sa nature animale ? Et s’il cherchait à me la transmettre ? Et si ce chien, en ce moment, s’interrogeait sur moi, s’il se posait la question : comment peut-on être un homme ? Car ce que l’homme appelle le langage, qui parvient aux oreilles du chien, ne signifie certainement pas pour lui la preuve de la conscience que nous avons de nous-même. Ni de notre capacité à évoluer. Ce chien serait-il aussi conscient que moi ? Serait-il plus conscient ? Paul eut une sueur froide en envisageant un instant l’évolution inverse, celle qui l’aurait amenée lui, Paul, à régresser vers une perte de conscience humaine, réduite à celle d’un animal domestique.
Paul cessa de s’interroger. Le regard du chien commençait à l’hypnotiser. Ce qui occupait le cerveau de Paul n’était pas exactement du domaine de la pensée mais de celui de la fascination hypnotique. Son regard était accroché, aimanté, il n’avait pas envie de le détourner mais il éprouvait confusément comme une impossibilité définitive à pouvoir le faire. C’était déraisonnable, bien sûr, il lui suffisait de porter les yeux ailleurs, mais son corps s’y refusait tout entier, l’immobilité totale qui prolongeait celle de son visage et de son regard le paralysait.
Il y eut pourtant un mouvement de sa part. Très lent. Qui se fit malgré lui et presque sans qu’il s’en rende compte. Il écarta un peu les jambes et, entre elles, descendit les mains, jusqu’au sol. Sa posture rejoignait celle de l’animal. Puis il ne bougea plus. Ses oreilles semblaient vouloir grandir, saisir plus finement le silence. La sueur lui collait les poils à la peau, des poils qui lui paraissaient nettement plus longs et plus touffus que d’habitude. Il percevait même la présence de ses ongles, dont il n’avait jamais pris conscience. Sa mâchoire le travaillait, ses dents frottaient les unes contre les autres. Ses vêtements, qui lui poissaient au corps, lui devenaient insupportables, inutiles, étrangers. Incongrus.
Ils ouvrirent la gueule et leurs langues pendirent.
C’est alors que Paul devint chien.
Il ressentit chien, ressentit le monde à travers une perception canine. Il vit chien, sentit chien, réagit chien. La durée de l’écriture et de la lecture ne peut traduire la compression temporelle qui percuta sa conscience, compression non mesurable, ne correspondant à aucune maîtrise humaine de cette notion du temps, mais de l’ordre de l’éternité.
Lorsqu’il se réveilla de ce voyage transpécifique, Paul ne sut s’il avait perdu conscience humaine pendant une fraction de fraction de seconde ou pendant un grand nombre de minutes. Le ciel était toujours fermé, indifférent aux questions humaines, la chaleur immuable, le silence intact. Seul le chien avait disparu.
PATRICK LE DIVENAH
Patrick LE DIVENAH Bio-biblio
Auteur et plasticien parisien, aussi amoureux des mots que des images, il assemble parfois les deux. Il publie poèmes et nouvelles dans les revues L’Intranquille, Verso, Moebius (Québec), Décharge, La Passe, Passage d’encres, N47, Rue Saint Ambroise, Brèves, Harfang, Soleil & Cendre, Traversées (Belgique), Xéro…Et en ligne : Incertain regard, Sitaudis, le Capital des mots, Décharge, Soc & Foc, les Carnets d’Eucharis…
Aux éditions: Passage d’encres : Mémoire de l’Imaginaire,2011; L’Echappée belle: Blasons du corps féminin,2013;Gros Textes :Newton & Milo,2014; p.I.sage intérieur: Algues,barges & autres bestioles, printemps 2015…