One Way Street
Ben avait passé l’année à la détester, et les douze coups de minuit qui déchireraient l’an passé dans quelques minutes ne mettraient pas fin à son calvaire. Il était seul chez lui, sans personne à embrasser. Alors que les ampoules brillaient aux fenêtres à l’entour, il était assis dans un fauteuil en velours vert à boire du vin. Les pieds sur la table basse, devant la télé au son coupé, il venait d’attaquer une deuxième bouteille de rouge. Il avait toujours détesté les fêtes de fin d’année. Il ne voyait pas la vie hachée comme du persil, ne l’avait jamais vue ainsi. Il l’avait d’abord imaginée comme une route interminable quand il était gosse. Il se revoyait gamin sur ses jambes maigres à regarder la vie comme un lacet d’asphalte filant vers l’infini. Mais comme les autres, il avait grandi et vieilli, et savait maintenant à presque quarante ans, que les kilomètres qu’on lui avait offerts étaient comptés.
Ben avait des écouteurs sur les oreilles. Il se laissait balader par Mark Lanegan. Une anthologie qu’il s’était offerte pour Noël. Il ne se lassait pas de One Way Street qu’il avait mis en boucle. Cette chanson l’emportait et l’isolait aussi du boucan des voisins de l’immeuble et des pétards qui explosaient en rafales dans les rues sept étages plus bas. Le ramdam s’intensifia soudain, l’obligeant à monter le son. Il regarda sa montre. La vieille année venait d’être enlevée par le croque-mort et la plupart des gens avaient envie de croire qu’ils étaient sortis d’une mauvaise passe.
Dans son fauteuil, Ben pensait à Teresa. Il ne pouvait pas s’empêcher de penser à elle. Il l’avait aimée comme jamais il n’aurait cru pouvoir aimer et l’avait haïe avec la même force quand elle l’avait quitté. Ses potes avaient beau lui dire que la douleur passerait avec le temps, le souvenir de Teresa le torturait depuis déjà quatre ans. Aussi sadique et colérique que ses mouches de chaleur qui vous mettent les nerfs en pelote en vrombissant autour de vous comme des aviateurs kamikazes prêts à vous faire la peau.
Teresa lui manquait. Il avait lu qu’un deuil amoureux pouvait être aussi douloureux que le sevrage d’un drogué. Ben n’arrivait pas à décrocher.
Il regrettait de ne pas être sorti avec ses copains qui avaient pourtant insisté pour l’embarquer dans une virée. Le vin coulait et adoucissait sa gorge alors qu’une lueur d’espoir recommençait à poindre au fond de lui.
Il se leva pour aller pisser et s’aperçut qu’il avait du mal à tenir sur ses jambes. Alors qu’il se vidait la vessie, les yeux flous et les guiboles chancelantes, il commença à rire. Il repensait à son obsession maladive pour Teresa qu’une image dans sa tête avait illustrée par ses horribles mouches de chaleur qu’on écrasait d’un coup de journal.
Ben remonta sa braguette et tira la chasse pour retourner au salon. Il se débarrassa des écouteurs qu’il balança sur le fauteuil en velours vert. Teresa était dans le salon, près d’une petite lampe rétro qui diffusait une timide lumière jaunâtre. Elle se tenait à côté d’une photo d’eux, un cliché d’un de leurs week-ends au bord de la Mer du Nord.
Ben passa devant elle sans un mot pour aller ouvrir la fenêtre. Malgré le froid glacial, des gens étaient le nez à l’air. Ils balançaient leurs vœux de bonne année à qui voulait l’entendre. De la musique s’évadait des fenêtres. Des pétards bombardaient les rues de plus belle, accompagnés de fusées qui allaient se percher dans le ciel de ce premier janvier avant de retomber en éclaboussant la nuit de couleurs.
Ben resta quelques minutes à regarder le spectacle avant de revenir vers Teresa et de lui tendre la main. Il attrapa l’urne funéraire dans laquelle elle se trouvait et dévissa le couvercle. Il est temps que je te pardonne, ma belle. Et alors qu’il se penchait à la fenêtre, il retourna l’urne dont les cendres s’envolèrent du septième étage. Un nuage de poudre grise qui se dispersa en moins d’une minute.
Un feu d’artifice explosait au loin, décorant le ciel de cheveux d’ange. Ben sourit, avant de refermer la fenêtre. Il poussa jusqu’à la chambre. Il avait soudain de pleurer, son corps s’apprêtait à lâcher le bassin de larmes dans lequel il se noyait depuis quatre ans. Il ouvrit la porte de la penderie où les affaires de Teresa étaient minutieusement rangées, occupant les trois quarts des étagères et des cintres, alors que les siennes étaient entassées dans un coin. Il commença à débarrasser les vêtements de femme qu’il emballa dans des sacs de voyage. Il les donnerait plus tard au Centre de Sans Abri devant lequel il passait depuis des années en allant travailler.
STÉPHANE POIRIER
Il se présente :
Stéphane Poirier est un artiste pluridisciplinaire, écrivain et photographe, né en 1966 en Ile de France.
Après des études de lettres modernes et quelques cours de photographie, il choisit d’emprunter la route de l’inconnu.
Dans ses écrits et photographies, il aime « le mot simple » et l’image
honnête, les clichés qui dévoilent une voix à travers l’œil des
sentiments. Il n’appartient à aucun mouvement, ne suit aucune mode, ne
cherche pas à faire de l’art, seulement à donner vie. Ses photos comme ses textes sont humanistes, et révèlent la beauté d’âme des gens simples « dans leur complexité », et des lieux ordinaires qu’il aime redécouvrir.
Après deux romans et un recueil de nouvelles édités sous le pseudonyme de Pollux, il publie maintenant sous son nom ses textes et photographies dans des revues comme Denise Labouche Editions, Les Corrosifs, 17 secondes, Méninge, Ce qui reste, Terre à ciel, L’Ampoule...etc.
Le site de Stéphane Poirier : http://www.stephanepoirierofficiel.com/