Le Capital des Mots.

Le Capital des Mots.

Revue littéraire animée par Eric Dubois. Dépôt légal BNF. ISSN 2268-3321. © Le Capital des Mots. 2007-2020. Illustration : Gilles Bizien. Tous droits réservés.


LE CAPITAL DES MOTS - FRANCE BURGHELLE REY

Publié par Le Capital des Mots sur 15 Avril 2017, 11:59am

Catégories : #nouvelles, #récits, #contes

Deux contes pour enfants du 20° siècle

 

Détournement de mineur

 

 

J'ai retrouvé aujourd'hui dans le grenier parmi un amoncellement de paquets la valise qui contenait mes livres d'enfant.

 

Je l'ai reconnue tout de suite. En vieux cuir marron, couverte d'étiquettes sur les côtés, elle avait servi à mon père dans ses nombreux voyages. M'asseyant dessus pour faire jouer la serrure, j'arrivai assez facilement à l'ouvrir. J'ai été alors émerveillé par ma découverte. En effet s'empilaient pêle-mêle des petits livres d'or et des Flammarion rouges. J'en ai pris un au hasard. C'était mon premier livre de lecture. Une page était cochée et j'y reconnus aussitôt le dessin d'un enfant penché sur son cahier. Je me souvenais encore de l'histoire. A la tombée de la nuit, le petit garçon avait écrit sur son cahier, il s'était appliqué à former de belles lettres et se coucha fier de lui. Mais, quand le matin, à son réveil, il ouvrit le cahier, il vit alors les grands jambages déformés qui masquaient les mots. La lumière entre chien et loup avait eu raison de son application.

J'ai fouillé ensuite pendant plus d'une heure jusqu'à ce que je trouve un tout petit livre. Il était recouvert d'un plastique bleu ciel et, la moitié de la couverture était arrachée, preuve qu'il avait beaucoup servi. Je l'ai ouvert avec précaution et j'ai soudain reconnu les dessins puis tout m'est revenu en mémoire. Ma mère me l'avait lu bien souvent, surtout quand j'étais malade. Enfant, j'avais fréquemment des angines et passais des jours entiers et privilégiés à la maison. J'y lisais et relisais mes livres, me trouvant obligé, à force, de les recouvrir. Certains pages de Détournement de mineur étaient cornées, d'autres soulignées au crayon. Je me suis rendu compte que, sans avoir à la relire, je me souvenais aussi de cette histoire-là tant elle avait frappé mon imagination. Elle racontait à peu près ceci :

" Un jeune orphelin du nom de Jacques vivait en Normandie chez sa grand-mère dans un petit village d'une cinquantaine d'habitants. Leur habitation était minuscule et comprenait juste trois pièces mais son jardin était aussi grand et aussi beau que celui des autres maisons. De nombreuses années étaient passées et Jacques adorait sa grand-mère de plus en plus.

Un jour d'été, alors qu'il rentrait de l'école, il ne la vit ni dans le jardin ni même dans la pièce du haut. Comprenant, aussitôt qu'il y avait quelque chose d'anormal, il monta quatre à quatre les escaliers pour découvrir Fanny bouillante de fièvre sous la couverture. Il alla chercher un médecin de sa connaissance qui, sans même examiner la femme, la trouva mal en point et dit à Jacques : " Ta grand-mère ne doit sortir de son lit que lorsque la fièvre aura baissé. Prends bien soin d'elle, mon garçon".

Une fois seul Jacques resta longtemps auprès de la vieille puis voulut obéir à l'injonction du médecin. Alors il lui fit une bonne soupe, l'aida à se déshabiller, dîna et monta se coucher. Il eut du mal à s'endormir. Fanny était la seule personne qui pouvait encore s'occuper de lui. S'il lui arrivait malheur, il ne savait pas ce qu'il deviendrait.

Quinze jours passèrent et ils désiraient tous deux que la fièvre baissât pour pouvoir installer dans le salon un campement de fortune pour la vieille malade. Le médecin revint et donna son aval.

Mais Fanny finit très vite par s'ennuyer et dit un jour à l'enfant qu'elle préférerait être morte. La maison était éloignée de tout et la verdure du jardin ajoutait à la tristesse de la situation. Il fallait donc trouver une solution car Jacques avait l'impression, malgré l'avis optimiste du médecin, que sa grand-mère dépérissait. Il se souvint d'une conversation qu'il avait eue avec elle. C'était au sujet du bruit de la grand-route. Les habitants du village s'en plaignaient sans cesse et cela exaspérait Fanny. "Mais les voitures, c'est la vie!", leur avait-elle opposé un soir de la saint Sylvestre.

Une idée germa dans l'esprit fécond de Jacques. Il fallait que sa grand-mère, qui passait son temps à la fenêtre, ait autre chose à regarder que la pelouse et les deux tilleuls élagués. Le rêve, pour elle, ce serait des voitures à regarder passer. Le plan mit quelques jours à mûrir. Voici en quoi il consista: Jacques attendit un soir que l'obscurité fût tombée. Il alla au croisement des deux routes, la grande et la petite qui menait jusque chez lui. Avec la pioche qu'il avait emportée, il déterra la pancarte "Bourges, 50km" et alla la replanter, tournant le panneau dans la direction opposée. Puis il rentra, fier de son idée et sûr de sa réussite. Mais, à attendre le lendemain, la nuit lui parut longue.

Avant de partir à l'école, il installa Fanny devant la fenêtre, plus près encore que d'habitude. Et c'est pendant son petit déjeuner qu'il put constater le succès de son idée. La première voiture qui passa fut une minuscule voiture rouge décapotable comme Jacques ne se souvenait pas en avoir déjà vue. Puis vint une grosse Mercedes puis une 2 CV puis deux R8 entièrement jumelles. A chaque voiture, la grand-mère poussait des petits cris en se trémoussant sur son fauteuil. L'enfant n'avait pas été aussi heureux depuis longtemps. Il partit et pensa en chemin qu'il devrait aussi déplacer le panneau du deuxième embranchement."

J'ai vérifié que l'histoire se finissait bien de cette façon-là et je suis redescendu du grenier les mains pleines de livres.

 

 

***

 

 

Reine

 

 

 

 

Jules se lève ce matin-là, plus fatigué que les autres jours. La veille, il s'est couché très tard. Son père, qui devait se rendre à une réunion syndicale, l'a laissé seul. Alors il en a profité pour regarder le feuilleton de la Une puis un téléfilm sur la Trois. Ensuite il a dû faire ses exercices de calcul en vitesse avant le retour de son père.

Après avoir avalé à toute vitesse son petit déjeuner, Jules sort en courant, désireux d'arriver à l'heure, et prend le raccourci, celui qui passe devant chez la mère Moutarde. On appelle ainsi cette vieille cousine de sa famille car elle pique quand on l'embrasse comme si elle était originaire de Dijon! Tous les enfants la fuient sauf Jules à qui elle a proposé de l'abriter et a offert une part de tarte aux prunes.

Ce jour-là, elle voit Jules qui court et lui crie par dessus la haie: "Viens à la maison en rentrant ce soir. Je te ferai un bon goûter."

L'enfant repense à cette proposition pendant le cours d'analyse logique qu'il hait au- delà de toute expression. Puis il décide d'aller cette fois, si la cousine le veut bien, explorer le petit grenier de l'entresol. Il connaît en effet dans ses moindres recoins le grand grenier du haut dont l'accès est plus facile. Une simple poignée à tourner et aucune serrure fermée mystérieusement comme sur la porte de l'autre. L'après-midi, en élève appliqué, il se met à sa rédaction aussitôt le sujet distribué. Le maître en effet a coutume de retenir à la fin des cours ceux qui ont mal travaillé et Jules aujourd'hui n'a pas de temps à perdre. Quand enfin la sonnerie retentit, il se lève précipitamment de sa chaise, salue le maître tout en mettant sa casquette et sort de l'école en courant.

La Mère Moutarde habite à peu près à mi-chemin entre l'école et la maison du jeune garçon. En cinq minutes il arrive chez elle et l'accueil y est aussi chaleureux que les autres fois. On passe très vite au goûter, Jules choisit deux brioches plutôt que la part de tarte habituelle et boit tour à tour jus d'orange et chocolat chaud. Moutarde rit aux éclats entre deux bouchées, elle aime sa goinfrerie, elle aime le seul enfant qui n'a pas peur d'elle. «As-tu bien travaillé à l'école?», lui demande-t-elle pour ne pas rompre la coutume. «Oui, cousine, répond-il, j'aurai un bonne note à ma rédaction. Il fallait décrire son meilleur ami et j'ai parlé de Monsieur Bernard, vous savez, celui du Champ Vernaut, qui ne vient qu'aux vacances? » La Mère connaît bien l'homme pour le rencontrer souvent au marché. Il lui a même parlé un jour alors qu'ils faisaient la queue ensemble à la boulangerie. «Je suis très contente que tu sois en bon terme avec Monsieur Bernard, ajoute-t-elle, il m'a dit qu'il était professeur à Paris. Il pourra t'aider pour tes devoirs de vacances cet été.» La conversation durerait jusqu'à l'heure du retour si l'enfant ne se souvenait pas de son projet de grenier. Il réussit à décider la vieille d'aller chercher la clé au clou où elle pend et de monter avec lui pour lui ouvrir la porte. Elle doit alors s'y prendre à plusieurs reprises car la serrure est très ancienne. Elle ne l'a pas fait marcher depuis la récolte des noix.

La porte s'ouvre sur une véritable caverne d'Ali Baba et Jules en est tout ébahi. Il reste même un moment sans bouger ce qui oblige Moutarde à lui dire presque en criant: "Mais monte, monte donc et fais attention, la troisième marche est pourrie. Je te laisse te débrouiller tout seul, j'ai les lapins à nourrir. Je reviens dans une demi-heure. Si quelque chose te plaît, tu peux le prendre." Le garçon ne se fait pas prier, monte les quatre marches en enjambant la dernière, et, encouragé par l'offre de la vieille, commence fiévreusement à fouiner un peu partout. Mais Jules est un enfant intelligent, il comprend très vite qu'il est dans son intérêt de procéder par méthode s'il veut que rien ne lui échappe. Il avise un coin au fond à gauche où sous une suspension de perles et de dentelles, se trouve un vieux berceau à bascules rempli à ras bord d'objets hétéroclites. C'est par là qu'il va commencer puis il ira de gauche à droite par des cercles concentriques qui l'amèneront au centre du grenier. Un espace heureusement libre lui permettra de faire le tri de ses découvertes.

Mais pour commencer, le berceau le déçoit. Il contient essentiellement des vieux journaux. Les objets qu’ils recouvrent, véritable trésor de mercerie, intéresseraient davantage une fille. Jules pense à prendre quelques rubans pour sa petite cousine dont l'anniversaire approche. "Elle pourra se les mettre dans les cheveux ", se dit-il avant de faire deux pas sur la droite et de se mettre à genoux au pied d'une grande malle verte.

Il ne l'ouvre qu'au bout de plusieurs essais à l'aide d'une vieille clé et après avoir été obligé de s'asseoir dessus pour mieux en joindre les deux parties. Sa patience est récompensée quand il voit enfin le contenu de la malle. Elle est remplie d'une dizaine de petites boîtes recouvertes avec soin de papiers de couleur. Des vertes et des rouges, des jaunes et des bleues. Il les regarde longtemps sans pouvoir en choisir une jusqu'à ce qu'il aperçoive de curieuses étiquettes sur le côté de chacune d'elles. Elles sont toutes en forme de fleurs et l'une d'elles attire particulièrement l'attention de Jules : elle porte la mention "famille". Il saisit la boîte avec précaution, la débarrasse de l'élastique qui retient son couvercle puis s'assoit sur une sorte de pouf en velours pour l'ouvrir plus à l'aise.

Le contenu de la caisse ravit l'enfant plus encore que celui de la malle entière. Ce ne sont que photos, faire-part, mèches de cheveux, menus de fêtes, etc. Jules n'a rien de semblable à la maison. Sa mère a dû tout emporter avec elle quand elle est partie huit ans auparavant. Il fouille depuis à peine cinq minutes lorsque il reconnaît l'ancien instituteur, celui qui a pris sa retraite à la ferme des Epines. Que fait donc sa photo dans la malle de la Mère? Ainsi, en allant de découverte en découverte, le garçon n'arrête pas de se poser toutes sortes de questions. Jusqu'au moment où il tombe sur la photo qu'au fond de lui il espérait trouver un jour, celle du mariage de ses parents. Il la reconnaît, elle, sa mère car il l'a vue à Noël dans un vieil album juste avant que son père ne mît celui-ci à brûler. Elle porte une robe rose pâle et un grand chapeau de paille piqué de fleurs d'oranger. Le cœur de Jules se met à battre comme s'il allait exploser et l'enfant prend à peine garde à la belle allure de son père en costume gris. qui, tourné vers sa femme, lui sourit. L'homme semble bien loin d'imaginer combien leur bonheur sera bref. Jules se met à fouiller fébrilement dans la caisse à la recherche d'autres photos de sa mère. Il n'a pas entendu, trop occupé qu'il était, la Mère Moutarde qui est entrée dans le grenier. Celle-ci le regarde maintenant, attendrie, les poings sur les hanches.

"Que cherches-tu, mon garçon, lui dit-elle au bout d'un moment, veux- tu que je t'aide à trouver ton bonheur?" Je crois que j'ai quelque chose qui te plaira ", ajoute-t-elle après avoir vu par terre la photo. Et elle se penche aussitôt vers un coin de la malle, prend une grosse enveloppe que Jules n'a pas remarquée encore. Puis elle en sort une plus petite qu'elle tend à l'enfant.

"Je cherche ma mère," dit simplement l'enfant. A peine a-t-il parlé qu'il la trouve aussitôt. Reine est superbe, toute en couleurs pastel, sans chapeau, cette fois, mais avec une grosse marguerite plantée dans les cheveux. En bas de la photo est écrit à l'encre bleue : "à ma chère cousine."

"Parle-moi de maman", dit Jules quand il a enfin pu rassembler quelques forces. "Pourquoi est-elle partie? Où vit-elle? Où travaille-t-elle? "Moutarde interrompt ce flot de questions par le seul mensonge rassurant qu'elle trouve:

"Elle vit à Paris et s'occupe d'un salon de coiffure." L'enfant comprend, au ton qu'a pris la femme qu'il n'en saura pas plus, que le reste est l'affaire des grandes personnes.

Ils redescendent alors en silence, la Mère remet la clé au clou, pose la casserole de chocolat une deuxième fois sur la cuisinière. Jules reprend alors sa place devant son bol sans cesser de serrer dans sa main droite les photos de sa mère et ils se regardent comme deux vieux et tendres complices qui ont un secret de plus ensemble. Une fois sa boisson bue, Jules se lève, embrasse Moutarde et rentre chez lui en courant plus vite qu'à l'ordinaire.

Ce soir- là, il ira se coucher sitôt son dessert avalé.

Le lendemain matin, il se lève à l'heure où l'on n'entend guère que le chant des oiseaux. Il descend sur la pointe des pieds dans la cuisine pour prendre du pain, du fromage et un fruit. Puis il ouvre le tiroir du vieux buffet, prend un grand carnet d'adresses rouge, en arrache une page, et glisse le papier plié en deux dans la poche de sa chemise à carreaux.

Il ne lui reste plus qu'à remonter dans sa chambre pour lacer solidement ses chaussures et fermer son sac bourré à craquer. Il n'oublie pas d'aérer et de border le lit. Enfin, il sort, en laissant les portes entrouvertes pour ne pas faire de bruit, s'engage dans le petit chemin et marche en direction de la grand-route.

Après avoir vérifié encore une fois que l'adresse de Monsieur Bernard est toujours dans sa poche, l'enfant se met à courir. Il vient de voir l'autocar de six heures qui va bientôt s'arrêter à la Croix.

Il court de plus en plus vite et on peut l'entendre crier:" Maman, maman, attends-moi, j'arrive!".

 

 

 

 FRANCE BURGHELLE REY

 

 

 

Elle se présente :

 

France Burghelle Rey est Paris, a enseigné les Lettres classiques et vit actuellement à Paris où elle écrit et pratique la critique littéraire. Elle est membre de l'Association des Amis de Jean Cocteau et du P.E.N. Club français.

 

Plus de cent textes parus dans de nombreuses revues ainsi qu’une cinquantaine de notes critiques ( Nouvelle Quinzaine littéraire, Poezibao, Europe, Place de la Sorbonne, Recours au poème, Temporel etc… ).

 

Elle a écrit une quinzaine de recueils dont Lyre en double paru aux éditions Interventions à Haute voix en 2010 puis Révolution en 2013 suivi de Comme un chapitre d'Histoire en 2014 chez La Porte et Révolution II en 2016. Le Chant de l'enfance a été publié aux éditions du Cygne en juillet 2015, Petite anthologie, Confiance, Patiences et Les Tesselles du jour chez Unicité en 2017 et Après la foudre est à paraître.

 

 

Ces derniers textes augmentés de L'Enfant et le drapeau ( à paraître ), naissance rédemptrice d'un " ange " dans un monde en désolation, sont, avec les recueils qui suivent, l'expression d'une nécessaire présence au monde en souffrance. Après des recueils à teneur autobiographique elle achève en 2016 un recueil de douzains sur le thème du lieu et commence un travail sur le thème de la " ville ".

 

http://france.burghellerey.over-blog.com/

Un blog de plus de 27 000 pages de lues.

 

 

 

 

France Burghelle Rey  -  DR

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